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Written by Paule Palacios-Dalens  |  July 20, 2020

Jean-Luc Godard,
le typographe à la caméra

Imprimée ou filmée, la production graphique de Jean-Luc Godard surprend par sa fréquence et son audace formelle. Qu’il s’agisse d’inserts ou de génériques, de bandes-annonces ou de spots publicitaires, de dossiers de presse ou de numéros spéciaux, l’ensemble de ces réalisations porte sa marque même si sa signature ne l’atteste pas toujours formellement. Une facette particulière de son travail graphique concerne ici l’usage qu’il fait de la typographie.

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Héritier de la page imprimée

Si Jean-Luc Godard est le cinéma à lui tout seul, il est aussi un héritier de la page imprimée. La mise en page, et singulièrement la typographie, est pour lui le moyen privilégié d’éprouver chaque fois les rapports paradoxaux du texte et de l’image. Une facette particulière de son travail graphique concerne l’usage qu’il fait de la typographie. Trois temps se dégagent à travers sa filmographie, marqués par le recours à un caractère unique, dont le choix subtil signale des enjeux esthétiques et politiques significatifs.

Pour les deux premiers, il s’agit du très français Antique Olive conçu par Roger Excoffon entre 1965 et 1967 auquel succède le symbole de la typographie suisse, l’Helvetica, des années 1980 à 2010. Le troisième temps se distingue par l’usage de polices dites d’écran (Tahoma ou Verdana) dessinées par Matthew Carter. Godard y a recours dans ses deux dernières œuvres à ce jour, Adieu au langage (2014) et Le Livre d’image (2018). Si la typographie a pour fonction première de donner à voir le texte, la question sous-jacente de Godard quels que soient les supports envisagés (vidéo, papier ou pellicule) est une préoccupation de peintre : comment représenter la pensée et quelle couleur (politique et picturale) lui donner. Comment imprimer une pensée en mouvement et s’affranchir de la fixation du texte sur la page ? Comment faire un livre en faisant du cinéma ? La typographie est la médiation visuelle privilégiée par laquelle Godard tente d’en finir avec la concurrence entre le texte et l’image dans la production de la pensée.

De gauche à droite, cartons bleu-blanc-rouge des films « Deux ou trois choses que je sais d’elle » (1966) ;  « La Chinoise » (1967) et « Week-end » (1967), composé en Antique Olive.


Premier temps. Période Antique Olive ou l’ère de la typographie bleu-blanc-rouge

Dans un entretien avec Alain Jouffroy en 1966, Godard résume de façon explicite son usage du bleu-blanc-rouge et la portée qu’il entend lui donner : « Je crois un peu au nationalisme, mais à un nationalisme de poésie, pas du tout politique : j’aime bien que Delacroix soit français et Beethoven allemand… » Et « Vous croyez à “l’âme d’un peuple” ? » l’interroge Jouffroy. « Je ne peux pas l’exprimer ainsi parce que ça a l’air un peu gros, mais c’est un peu ça   ». 1

Graphie latine et héritage de droite

Au carrefour de ramifications complexes, sa référence récurrente à la France s’étend notamment à la typographie. Ainsi au milieu des années soixante, les compositions graphiques de Godard se démarquent par un recours systématique à l’Antique Olive, caractère on ne peut plus français. Son créateur, Roger Excoffon, à travers l’impact de ses différents dessins dans le paysage français, notamment les enseignes de petits commerces (le Mistral, le Banco, le Choc ou encore le Calypso) a façonné une identité visuelle propre au pays dans les années cinquante.

De gauche à droite, extrait du premier spécimen [1960], couverture du spécimen Antique Olive [vers 1959] et ephemera composé en Antique Olive. © Musée de l’imprimerie de Lyon.
De gauche à droite, couvertures des spécimens Mistral [1953], Banco [1951], Choc [1955] et annonce presse, 4e de couverture, « Caractère » n°12, 1958. © Musée de l’imprimerie de Lyon et Archives Excoffon, Rosaz 2017.
Dessin original, caractère Calypso, vers 1957. © Archives Excoffon, Rosaz 2017.

Antoine de Baecque souligne un trait spécifique de la production de Godard au mitan des années soixante, caractérisée par « la volonté constante, voire jusqu’au-boutiste et touchante, d’être contemporain  » 2. La typographie participe de cette inscription dans le temps énoncée par Excoffon dans ses notes préparatoires pour présenter son caractère : « Oublier tout ce qui a été fait et considérer ce que peut être pour nous l’alphabet en 1956. Je cherche en quelque sorte l’archétype, la représentation exacte de l’alphabet inconscient de chacun. Synthèse de tous les facteurs d’influences, avons-nous dit, l’alphabet idéal. » 3

À sa sortie entre 1958 et 1960, l’Antique Olive est d’une nouveauté radicale que le dessinateur de caractères hollandais, Gerard Unger, commente rétrospectivement en ces termes : « Une réponse d’Excoffon au style dominé par le pragmatisme et l’objectivité suisse. » 4 Signe de l’attention aiguisée du cinéaste à la typographie, cette linéale communément utilisée dans la publicité est identifiée par Godard pour son originalité, et déplacée dans un usage inattendu dans de nombreux bancs-titrages qui ponctuent ses films, parmi eux Pierrot le fou (1965) ; La Chinoise (1967) et Week-end (1967), qui se distinguent également, par l’emploi des couleurs du drapeau. Dans son alliance chromatique et typographique, cet ensemble constitue un condensé désigné ici par les termes de « goût français », expression calquée sur « goût hollandois », en référence à la classification établie dans le Manuel typographique (1764-1766) de Pierre-Simon Fournier.

Générique du film « Pierrot le fou », 1965. Vidéo et captures d’écran.

Dans cette expression qui associe la forme et le style d’un caractère à une langue, le mot « goût » renvoie également à l’idée d’une saveur. Pour son difficile exercice de définition d’un standard français en typographie, Unger adoptera précisément ce biais, imagé et évocateur, dans « La Frontière de la bière et du vin ». 5 Analysant l’influence de la typographie française sur sa propre pratique — et tout particulièrement celle des caractères d’Excoffon —, le typographe hollandais s’affranchit de questions d’ordre identitaire pour ouvrir sur la métaphore culinaire, ou l’analogie : « une sorte d’équivalent typographique des gestes que l’on fait pour accompagner une discussion, de l’ail et son odeur et des autres herbes que l’on met dans la cuisine…  ». 6

Soulignant enfin la profonde originalité des alphabets d’Excoffon — « populaires et controversés », dotés de « détails saisissants [qui] collent au canon conventionnel » et « tiennent le long terme   » 7 —, Unger ajoute qu’ils constituent l’antithèse de la vision du typographe anglais Stanley Morison, dessinateur du Times : « Un bon créateur de caractères, énonce ce dernier dans Premiers principes de la typographie, sait que pour qu’un nouveau caractère soit réussi, il doit être si parfait que seulement très peu de gens perçoivent la nouveauté  ». 8

Intertitres de « Week-end », 1967.

Et si dans son choix de lettres, Godard s’inscrivait en faux contre la définition de Morison et tentait d’embrasser des détails de l’ordre de la saveur ? Non seulement le cinéaste a su saisir le sel et la singularité de l’Antique Olive, mais aussi à travers son usage exclusif et répété, éprouver la radicalité première de ce caractère dont l’ambition fut de constituer un contrepoids français à l’influence régulatrice et normalisante du style suisse international, alors en forte expansion au cours des années soixante. Le typographe et historien Roger Chatelain analyse les résistances que ce courant engendra en France durant cette période. « Pendant l’entre-deux-guerres et dès les années quarante et cinquante — lorsque la nouvelle typographie suisse prit son essor — des oppositions et réticences françaises (…) se sont violemment manifestées. (…). Ladite typographie, prônée et diffusée par des Suisses allemands, était directement issue des travaux du Bauhaus et des théories de ses adeptes (…). Comment aurait-on pu, avant et très rapidement après la guerre, vanter et recommander en France des formes graphiques qui avaient pris leur source à Weimar, Dessau, Berlin… Paris n’allait pas chercher sa voie dans les ruines laissées par l’hitlérisme ! » 9

Dans les films de Godard la récurrence du tricolore conjuguée à l’usage de caractères français s’inscrit dans une filiation à la fois assumée et souterraine. Elle est en premier lieu le signe manifeste d’une appartenance à un milieu social d’origine — celui d’une grande bourgeoisie protestante, politiquement de droite — dont Godard ne renie pas l’héritage, sans y adhérer toutefois comme en témoignent ses prises de position idéologiques au cours des années soixante. À la demande de se situer politiquement à cette époque, le cinéaste répond en 1997 : « Je me décrivais (…) comme un anarchiste de droite. Or, pour moi, être anarchiste signifiait être de gauche, à l’époque. Donc, j’étais de gauche-de droite, passé-présent.» 10

Correspondance étonnante entre les compositions de Vox et celle de son neveu, Jean-Luc Godard. Double page de « Caractère Noël » (1954) dirigé par Maximilien Vox, présentant le caractère Mistral dessiné par Roger Excoffon en bleu-blanc-rouge sur fond noir et photogramme de « La Chinoise » (1967), utilisant de l’Antique Olive conçu par le même typographe.

Dans son sillage familial, la figure controversée de Maximilien Vox, de son vrai nom Samuel William Monod, constitue néanmoins un point aveugle, un héritage patent même si jamais déclaré ouvertement. Grand-oncle du cinéaste 11, le chef de file d’un graphisme très français s’est attaché à promouvoir une typographie française déclarée « graphie latine ». « Méfions-nous de ceux qui privilégient l’esthétique au détriment du spirituel… Méfions-nous de l’hérésie gothique ! » 12 ou encore « Il ne suffit pas qu’un caractère soit aussi lisible qu’un autre pour que les deux soient interchangeables. Il faut qu’il provoque l’appétit de lecture.  » 13 , déclare Vox dans ses sentences. Le moment collaborationniste du typographe rend l’héritage lourd à clamer mais les choix marqués du « goût français » en constituent les chemins détournés. Godard est à la fois l’héritier, le descendant et le prolongateur de Vox. Faire le choix de cette typographie en 1965 est certes se placer dans l’air du temps, mais c'est surtout saisir toute la portée d’une création typographique, qui, ainsi que l’analyse Unger, est le fruit de « la vision absolument indépendante et originale d’un homme parfaitement maître de son art.  » 14

Deuxième temps. Période suisse ou le point moyen de son écriture

C’est à partir des années 1980, à l’exception du film Alphaville (1965), que l’utilisation de l’Helvetica devient quasiment constante jusqu’à Film socialisme, sorti en 2010. Cette période comportant plus d’une dizaine de films est quantitativement la plus importante. On constate une légère bifurcation, toujours dans le giron suisse, pour Soigne ta droite (1987), avec l’utilisation du caractère Univers.

Générique du film « Alphaville », 1965. Vidéo et captures d’écran.


Séquence de « Scénario du film Passion » (1982) où en surimpression sur le dos de Jean-Luc Godard se compose un alphabet en Helvetica. Dans cette vidéo, le cinéaste montre le processus créateur à l’œuvre dans le film « Passion » (1982).


« Histoire[s] du cinéma », 1998. Ci-dessus, extrait vidéo, chapitre 3B, « Une vague nouvelle ».
À gauche, intertitres, chapitre 1B, « Une histoire seule ».

Initié en 1956, Helvetica est né d’une collaboration entre Max Miedinger et Eduard Hoffmann. Symbole de la typographie suisse, l’Helvetica demeure une des polices les plus utilisées dans le monde. Omniprésente dans le quotidien (enseignes, logos, signalétiques, affiches, livres et magazines), son empreinte dans la culture visuelle contemporaine est considérable.

Générique du film « Sauve qui peut [la vie] », 1980.


Vidéo et captures d’écran du film « Soigne ta droite », 1987. Ce film, dans la période dite suisse de Godard fait exception, avec l’usage du caractère Univers dessiné par Adrian Frutiger.


Helvetica : bonne à tout faire

Selon l’un de ses fervents défenseurs Massimo Vignelli, Helvetica est « à peu près bonne pour tout. Vous pouvez dire “Je t’aime” en Helvetica et vous pouvez l’écrire en Helvetica Extra Light si vous voulez être vraiment chic, ou en Extra Bold si c’est intense et passionné, (…) ! Vous pouvez dire aussi “Je te hais”  ». 15

Dans son principe, l’Helvetica, quittant la logique de l’écriture manuscrite au profit d’une esthétique moderniste, fut conçue pour gommer toute forme d’expressivité ou d’affects et constituer un caractère particulièrement adapté à la communication d’entreprises ou aux messages publicitaires. Ses attributs associés de rationalité, blancheur, sobriété, pureté de la forme n’exemptent pas le caractère de couleur idéologique.

L’empreinte de la police Helvetica dans la culture visuelle contemporaine se mesure à l’importance de la production éditoriale ou audiovisuelle qu’elle a engendrée, à l’exemple de « Helvetica, Homage To A Typeface » de Lars Müller (Lars Müller Publishers, 2002). Ci-dessus, deux doubles pages.

Ainsi, le dessinateur de caractères allemand Erik Spiekermann exècre l’Helvetica pour son dessin et son principe régulateur poussé à l’extrême. Une dimension totalitariste qu’il dénonce avec conviction : « Toutes les lettres répondent à une idéologie suisse, le gars qui les a dessinées, a essayé de les faire toutes identiques. (…) C’est comme ce qu’on vous apprend à l’armée, à avoir la même chose sous le casque, en oubliant tout individualisme. » 16 Ce qu’il décrie enfin dans l’évolution historique du caractère, c’est la dimension « paramètre par défaut » de l’Helvetica consécutive à la prolifération des ordinateurs dans les années 1990 : « C’était la valeur par défaut sur le Macintosh d’Apple, puis sur Windows (…). Maintenant on ne pourra plus s’en passer parce que c’est partout. Vous n’avez plus le choix, elle est comme l’air.» 17 La police des polices s’infiltre à tous les niveaux de la communication et acquiert insidieusement un statut d’omnipotence passive d’autant plus implacable qu’elle est diffuse et partout présente. 

Maximilien Vox, « Faisons le point. Cent alphabets Monotype », 1963. Couverture.

La neutralité en question

En France, la question de la neutralité en typographie, éminemment idéologique, oppose les tenants de la graphie latine et d’une typographie française aux adeptes du style suisse international. Ainsi Vox, en 1963, déclare dans Faisons le point ce que cette alternative de l’écrit engage comme représentation symbolique et politique de la pensée : « Combien futiles, alors, les écoles qui sous prétexte de fonctionnalisme et de totalitarisme, prétendraient restreindre le champ typographique à l’emploi d’un seul type, d’une seule famille de caractères ! Aux mille problèmes, aux milles humeurs de l’imprimé, n’offrir qu’une solution prisunique et préfabriquée… À de semblables outrances, l’esprit français se refuse. Parce que la lisibilité est un plaisir naturel, il ne la considère point pour autant comme un péché.» 18

Dans un registre analogue, François Richaudeau met en doute la question de la neutralité et la pertinence de cette notion en relation avec la chose imprimée, qui prend pour alibi l’objectivité : « Existe-t-il vraiment une police objectivement neutre ? Toute typographie d’un texte (…), si simple et si monotone qu’elle paraisse, est un facteur d’ambiance invisible mais active qui, atteignant le subconscient du lecteur, intervient dans l’interprétation du message de l’auteur. » 19

Comme sur toutes les questions politiques et esthétiques, Godard, dans ses choix typographiques — typographie française versus typographie suisse — se place au centre d’un débat des plus aigus qui, par-delà les caractères, interroge les modes de représentation de la pensée.

Un point moyen de l’écriture typographiée

À la lumière de ces réflexions autour de la neutralité, comment interpréter l’usage par Godard de l’Helvetica, notamment dans la période des films concernés (1980-2010) ?

Dans son article « La Suisse : le cinéma comme interprétation », Alain Badiou est particulièrement éclairant sur deux points : sa vision historique de la Suisse d’une part, et sa définition de l’art suisse, dans lequel il place Godard, qui « traque sur la surface lisse de l’accablant consensus helvétique (…) le stigmate de l’Histoire » : « Il y a une particulière acuité suisse d’un art qui interroge sur ce qu’il est possible de transmettre. (…) Puisque la Suisse ne faisait ni guerre, ni révolution, ni colonies, mais seulement de l’import-export, des montres et des capitaux, que peuvent bien avoir à transmettre des générations égales de Suisses, qui se succèdent dans la certitude nationale ? »

À propos de cette période spécifique de la production cinématographique de Godard, les observations de Badiou étayent mon analyse pour interpréter le recours exclusif du cinéaste à une typographie louée pour son extrême neutralité : « La Suisse, dit-il, est ce point moyen d’où Godard observe le monde, et où rien ne dérange par excès son problème  ». 20 De façon analogue, utiliser l’Helvetica comme symbole de « l’accablant consensus » équivaut à adopter un point moyen d’écriture typographiée, où le cinéaste délaisse toute forme d’expressivité graphique pour des compositions minimales et rationnelles. Les inserts de Film socialisme sont à ce titre exemplaires : fond noir, composition centrée ou en drapeau, lettres capitales de même corps, couleurs utilisées avec mesure. Où on remarque que Godard délaisse la palette bleu-blanc-rouge.

Intertitres de « Film socialisme », 2010.

Que les options typographiques marquées du cinéaste coïncident avec son double ancrage géographique et familial ne doit probablement rien au hasard. Partagé entre la Suisse et la France, Godard évoque son appartenance duelle en des termes ambivalents, qui suggèrent à la fois la part objective de cet héritage et son antagonisme latent : « Moi, je ne suis qu’un trait d’union, et j’ai même un double prénom…  » 21 Cette ligne de démarcation le poursuit en Suisse qui connaît un clivage typographique au sein du pays même.

Si la première période avec l’Antique Olive interroge directement la question de l’héritage — qu’il soit français, familial, culturel — de façon ostensiblement graphique et provocatrice dans le recours au bleu-blanc-rouge, les jeux de mots mis en scène et une typographie expressive, la phase Helvetica se penche plus sobrement sur ce qu’il est possible de transmettre en tant que Suisse ainsi que l’indique Badiou mais aussi comme cinéaste qui se fait plus réflexif sur l’Histoire.

Troisième temps. Une typographie “pasteurisée”

De la question de l’héritage aux enjeux de transmission, l’évolution typographique suit la chronologie d’une vie de questionnements et de défis lancés aux différents médias (vidéo, pellicule, imprimé). L’une comme l’autre période placent en leur centre la question de l’hégémonie du texte, considéré par Godard, comme son « ennemi royal ». 22 Si la vidéo marque une étape décisive dans la façon dont Godard s’affranchit du texte, la typographie, dans son application, en est une facette subtile. La dernière période que j’ai intitulée « pasteurisée  », 23 d’après un terme emprunté à Massin à propos de la disparition de l’impression au plomb, correspond à l’utilisation de polices dites d’écran, en l’occurrence du Verdana ou son équivalent le Tahoma. Le caractère ordinaire et transparent de ces polices évoque ce que décrit Massin dans la perte de relief — qui engage le toucher mais aussi plus symboliquement la façon de mettre en forme la pensée — consécutive à l’abandon de l’impression typographique dans les années soixante et soixante-dix  : « une pasteurisation, un nivellement, la marque du plomb n’est plus incrustée sur le papier». 24 Ces caractères n’en sont pas moins complexes dans leur fonction d’assurer une lisibilité optimale sur l’écran. Commandé par Microsoft en 1994, leur dessin a été confié à Matthew Carter, maintes fois primé pour ses caractères, qui a accompagné la transition de la typographie traditionnelle à la typographie numérique. L’utilisation de polices dites d’écran est intéressante à mettre en regard avec la perte de relief des caractères dont l’expression peut ici s’entendre dans son sens littéral. L’expression imagée désigne fidèlement l’impression d’ensemble qui se dégage des compositions typographiques du film Le Livre d’image (2018) : elles perdent en consistance, se raréfient, comme si aux côtés des images, le texte écrit, banalisé, passait au second plan et n’était plus le seul garant de la pensée dans la hiérarchie des régimes de discours. La période suisse avec l’usage de l’Helvetica dans les années 1980 comme « valeur par défaut » annonce cette évolution de l’écrit imprimé dans l’œuvre de Godard.

« Le Livre d’image » [version imprimée], 2018. Ci-dessus, les inserts de chapitrage, composés en Tahoma ou Verdana.
Le Livre d’image. Couverture.

Cette troisième période se distingue par l’abandon du fait spécifiquement typographique par Godard, délégué à d’autres mains, celles notamment de Fabrice Aragno. Ce dernier, dans la continuité d’Adieu au langage, a poursuivi sa « mission de confection, en traitant et en assemblant tous les matériaux selon les modèles de Godard ». 25 La composition typographique devient ici un élément parmi d’autres fabriqué au montage sans attention notable à la lettre. Si l’on examine la filmographie de Godard, ce détachement est un phénomène nouveau, qui offre un contraste avec les deux périodes principales dégagées.

Dans ces choix typographiques, le cinéaste fait appel à des caractères emblématiques d’une époque, conçus pour répondre aux mutations technologiques dans l’imprimerie mais aussi aux nouvelles modalités de communication. Chaque police (Antique Olive, Helvetica ou Verdana/Tahoma) a été éprouvée en termes de lisibilité et choisie en vertu de ses conditions d’invisibilité, sa dimension ordinaire, qu’on ne remarque pas, dans son omniprésence quotidienne.

Dans mon titre, la référence au film de Dziga Vertov L’Homme à la caméra (1929) permet de signaler, en modifiant l’un des termes, le double héritage historique sous le signe duquel se place Godard dans sa fabrique cinématographique : celui, d’une part, d’un cinéma russe qui affirme le primat du montage et des « rapports d’images sur les images elles-mêmes », 26 et celui du livre et de la page imprimée, qu’il met en pratique et prolonge au cinéma de diverses façons. L’énonciation éditoriale particulière à laquelle se prête Godard dans sa production cinématographique est une tentative constamment réitérée de se libérer de « la fatalité de l’hégémonie textuelle ». 27 Entre défiance et amour des mots, ainsi que le souligne Philippe Dubois, « c’est dans le corps même de ses œuvres (films et vidéos mêlés), que Godard a su (…) user (…) de “toutes” les figures de présentification du texte dans et par les images. » 28 Sur ces modalités de matérialisation du texte, la typographie tient un rôle cardinal. C’est en typographe-cinéaste que Jean-Luc Godard fait de la mise en page au cinéma. Non seulement il perpétue l’objet livre dans son cinéma et « impose à l’écran son mode d’instauration et son fonctionnement » 29 mais aussi, dans son usage particulier de la typographie, crée un livre spécifique de cinéma, dont sa dernière œuvre, Le Livre d’image présente un exemple particulièrement accompli.


[ Cet article a été publié en français dans le numéro 112 de la revue de cinéma Trafic (hiver 2019). ]

Paule Palacios-Dalens est docteure en esthétique et histoire des arts plastiques. Ses recherches portent sur le lien entre cinéma, livre et typographie. Depuis 2014, elle collabore en tant qu’auteur et graphiste à 202 éditions, qui publie des essais sur le cinéma. Elle a été lauréate en 2003 du prix de design « la Bourse Agora » avec un projet portant sur la conception d’un sous-titrage pour la télévision destiné aux sourds et malentendants, effectué à l’ANRT (Atelier national de recherche typographique).

  1. Jean-Luc Godard, « Miner le terrain », L’Œil n° 137, mai 1966.

  2. Antoine de Baecque, « Godard 66 : le cinéaste contestataire », Fabula-LhT n° 11, décembre 2013.

  3. Étude raisonnée du Catsilou, in Sandra Chamaret, Julien Gineste et Sébastien Morlighem, Roger Excoffon et la fonderie Olive, Ypsilon, Paris, 2010, p. 250.

  4. Ibid, p. 14.

  5. Gerard Unger, « La Frontière de la bière et du vin », Lettres françaises, ATypI (Association typographique internationale) et ADPF (Association pour la diffusion de la pensée française), Paris, 1998, pp. 9-21.

  6. Ibid. pp. 9-21.

  7. Ibid.

  8. The Fleuron, Cambridge, Garden City, 1930, cité dans Lettres françaises, 1998, p.19.

  9. Roger Chatelain, La Typographie suisse : du Bauhaus à Paris, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2008, p. 68.

  10. Jean-Luc Godard, « Une boucle bouclée », in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (1984-1998), II, Éditions Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 25.

  11. Maurice Darmon, « Godard le neveu », Blog Ralentir travaux, 10 avril 2010.

  12. Roger Chatelain, La typographie suisse : du Bauhaus à Paris, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2008, p. 69.

  13. Ibid. p. 69.

  14. Sandra Chamaret, Julien Gineste et Sébastien Morlighem, Roger Excoffon et la fonderie Olive, Ypsilon, Paris, 2010, p. 14.

  15. Gary Hustwit (réal.), documentaire Helvetica, 2007.

  16. Ibid.

  17. Gary Hustwit (réal.), documentaire Helvetica, 2007.

  18. Maximilien Vox, Faisons le point (Cent alphabets « Monotype »), Union Bibliophile de France, Paris, 1963, p. XV.

  19. François Richaudeau, « Réflexions sur l’art graphique », Planète n° 21, mars/avril 1965, p. 142.

  20. Alain Badiou, Cinéma (textes rassemblés et présentés par Antoine de Baecque), Éditions Nova, 2010, p. 114.

  21. Jean-Luc Godard (entretien avec Antoine Dulaure et Claire Parnet) « Dans Marie il y a aimer », L’Autre Journal n° 2, janvier  1985.

  22. Carole Desbarats dans l’émission «  Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? ». Réalisation : Guy Saguez. Diffusion : 4 novembre 1998, France 3.

  23. Massin, « On détestait le code typographique… », La Typographie du livre français, (dir. Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier), Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p. 112.

  24. Ibid, p. 112.

  25. Jean-Louis Boissier, « Compter sur ses doigts », La Couleur des jours n° 28, automne 2018.

  26. David Faroult, « Du vertovisme du groupe Dziga Vertov. À propos d’un manifeste méconnu et d’un film inachevé (Jusqu’à la victoire) », Jean-Luc Godard Documents, (collectif de direction : Nicole Brenez ; David Faroult ; Michael Temple ; James Williams et Michael Witt), Centre Pompidou, Paris, mai 2006, p. 134.

  27. Anne Marquez, Godard, Le dos au musée — histoire d’une exposition, Les Presses du réel, Dijon, 2014, p. 57.

  28. Philippe Dubois, « Jean-Luc Godard et la part maudite de l’écriture », in La Question vidéo : entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now, 2011, p. 221.

  29. Jean-Louis Boissier, « Le livre et l’écran », L’Écran comme mobile, Éditions Mamco, Genève, 2016, p. 210.

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